COMPTE-RENDU : MONDESFRANCOPHONES.COM

Les Mutins sont mutins par Jacques Brasseul

Ils sont mutins les Mutins, ces habitants d’un DOM imaginaire des Caraïbes, mutins dans les deux sens du terme. Révoltés d’abord, rebelles, insoumis, puisque le roman nous replace dans la grande grève et les émeutes de 2009 aux Antilles, à l’époque du président Sakko, contre la pwofitasyon, autrement dit l’exploitation outrancière dont les habitants se sentent victimes, levés à la fois contre les patrons locaux et l’Etat français employeur. Mais mutins aussi dans l’autre sens, espiègles, taquins, malicieux, badins, notamment au plan des mœurs, et surtout sexuelles, galipettes, cabrioles et culbutes, dont le livre nous fait part le plus crûment et innocemment du monde.

Ce mélange détonant donne au récit un intérêt constant, analyses politiques, économiques, philosophiques, toujours légères et brillantes, accompagné du déroulé de la vie des personnages, pris dans divers milieux, les jeunes indisciplinés de l’île, les autorités blasées et cyniques, les patrons, ces ‘grands Blancs’, créoles qui tiennent l’économie du pays.

L’humour est aussi au rendez-vous, avec le portrait amusant de deux hommes de main venus de Miami pour une basse besogne, Ted et Nat, faisant irrésistiblement penser, quoique de l’autre côté de la loi, aux célèbres et même immortels Dupond et Dupont.

Trois ou quatre strates sont en présence, les Métros, fonctionnaires européens profitant d’un climat béni et d’une ambiance facile, ‘heureux comme Dieu en France’, pour rappeler la fameuse formule ; les planteurs, riches capitalistes, îliens d’origine européenne, restant entre eux durant des générations,  arrivés d’ailleurs avant les esclaves africains qui, des siècles après, constitueront l’essentiel de la population, la troisième strate ; les autorités enfin, ministre envoyé au moment des troubles, préfet, cadres, agents chargés de la sécurité du territoire, militaires et barbouzes.

Tout ce petit monde subit le choc de la grève générale, des pénuries, des troubles et destructions, avant que négociations, compromis, ‘avancées sociales’, permettent finalement le retour au calme.

Le roman progresse avec une régularité horlogère, un véritable clockwork mechanism, un travail d’orfèvre, allant vers une fin brutale au niveau individuel, plus favorable au niveau collectif, conjuguant le loufoque au sinistre, le grave au comique, l’érotique au matérialiste, l’analyse lucide à la confusion des idées, dans un style éblouissant et un intérêt constant. On revit cette période qui a troublé jusqu’à la métropole, on partage les intrigues des puissants, leurs calculs froids et amoraux, les frasques des petits et des grands, le dolce farniente des tropiques, mais aussi leur aspect si triste, comme on sait depuis les écrits d’un grand anthropologue.

Personne n’échappe au regard ironique de l’auteur, pas davantage le grand poète local que l’agitateur syndical, la faiblesse de l’Etat et les magouilles des possédants. Il fallait un bon connaisseur de l’imbroglio politico-bureaucratique et du gaspillage économico-sociologique qui caractérisent ces anciennes colonies françaises, coincées (on pourrait dire ‘achetées’) entre un désir d’indépendance et la manne venue de l’autre côté de l’océan. Et Michel Herland est cet excellent connaisseur, à travers les divers postes qu’il a occupés dans l’ex-empire, en plus d’un conteur habile qui nous livre un ouvrage toujours amusant et stimulant.

La Mutine, Michel Herland, éd. Andersen, Paris, 2018, 296 p., 19,90 €.

Bonnes feuilles : Chapitre 5

La vague rouge

La séquence suivante conduit le téléspectateur dans le cortège des manifestants qui, parti de la Maison du peuple se dirige vers la Préfecture en faisant le tour du centre-ville. Une foule, vingt mille personnes au bas mot, qui chante ou scande des slogans. La caméra placée au-dessus des manifestants montre les étendards des organisations membres du coconex, le Collectif contre l’exploitation, appelé plus simplement le Collectif : syndicats de fonctionnaires, syndicats ouvriers, paysans, syndicat des artisans, des transporteurs routiers, des associations de défense de l’environnement, etc. ; les banderoles avec les mots d’ordre du mouvement : « Halte à la vie chère », « Du travail au pays pour tous », « 354 euros » (d’augmentation de salaire), « Ce pays est à nous, ce pays n’est pas à vous », « À bas l’exploitation ». Les étendards syndicaux sont rouges, toute la foule est rouge, à l’exception de quelques personnes vêtues de blanc qui forment comme l’écume de cette mer de sang.

Le Collectif a mis en vente un T-shirt de couleur rouge, avec, devant, une carte de la Mutine portée par des travailleurs et, derrière, un autre slogan : « C’est pour la victoire que nous marchons. » Vendu cinq euros, il est parti comme des petits pains, les acheteurs contents de satisfaire ainsi à bon prix leur appétit de consommation, durement frustré en ce temps où les rideaux des grandes surfaces sont tous baissés, tout en soutenant le combat du Collectif. On continue à en fabriquer dans un atelier spécialement rouvert pour la circonstance, qui tourne à plein régime.

Rien de plus symbolique que ce rouge, présent dans toutes les luttes populaires depuis deux siècles. Mais rarement, sauf peut- être dans les célébrations orchestrées par les régimes autoritaires des pays communistes, aura-t-on vu une telle uniformité de rouge dans une manifestation. Même le témoin le plus sceptique quant au bien-fondé du mouvement est obligé de reconnaître le caractère exceptionnel de cette mobilisation populaire. Bien sûr, la satisfaction des revendications affichées par le Collectif, loin de servir vraiment les intérêts de la population, ne servira vraisemblablement qu’à l’enfoncer davantage dans la dépendance, l’indignité et le malaise. Pourtant on ne peut voir tant de personnes, dans un si petit pays, rassemblées autour d’une même cause, sans se sentir ému. Quelque chose se passe qui n’est en tout cas pas ordinaire. Et de contempler cette foule tout de rouge vêtue renforce l’émotion du spectateur de l’autre côté de l’écran. Car cette couleur évoque ici des souvenirs encore frais dans la mémoire de chacun : le sang perlant du dos et des membres de l’esclave fouetté sans retenue par le contremaître de l’habitation ; ou le sang qui s’écoule de la plaie de l’ouvrier en grève, couché inanimé sur le sol, après avoir été tiré comme un lapin par un gendarme français et blanc (le blanc qui, ici, est couleur de deuil).

Quittant la foule, la caméra se dirige maintenant vers la tribune, dressée contre les grilles de la préfecture. Le président du Collectif, secrétaire général de la CGT-Mutine, s’est échappé de la salle où se déroulent les négociations pour s’adresser aux manifestants. Après avoir rappelé le dévouement constant et sans faille de son organisation au service du peuple, il dénonce la voracité des patrons, et particulièrement ceux de la grande distribution, qui exploitent doublement la population, en pratiquant, d’un côté, des prix exorbitants, des prix de monopole, et en sous-payant, de l’autre côté, la main-d’œuvre. Comment les Mutins ne se sentiraient-ils pas mal aimés, alors qu’ils doivent payer plus cher qu’en Métropole les produits de première nécessité, tout en recevant un salaire moindre ? Rien n’a changé depuis l’esclavage. Les esclavagistes sont toujours là. Ils n’ont même pas changé de visage puisqu’ils sont, bien souvent, les descendants directs des maîtres des habitations.

Les Mutins ne sont pas des Français à part entière, ils ne sont que des Français entièrement à part. Les terres, les grandes entreprises sont toujours aux mains des descendants des colons. Ils tiennent l’approvisionnement de l’île par tous les bouts, de la production locale à la production importée. Ils profitent de leur monopole pour imposer des prix de famine. Et tout cela avec la complicité objective de l’État, qui n’a de cesse de les protéger, de défendre leurs privilèges.

C’est cela l’exploitation, la « profitation ». Les valeurs de la République sont bafouées. Cela ne peut plus durer. Le peuple l’a compris, le peuple fera que cela cesse.

Tout ce discours – dont on a simplement, ici, résumé les arguments principaux – est crié dans un micro avant d’être amplifié par deux murs de gigantesques baffles, les mêmes que l’on promène habituellement sur des camions, en tête des cortèges de carnaval. Afin que nul n’y échappe. Et la foule en redemande. Elle aime qu’on lui désigne des boucs émissaires. C’est tellement plus facile que de se remettre soi-même en question ! Alors elle crie, elle aussi, elle conspue les patrons esclavagistes, elle acclame le leader bien aimé, qui comprend si bien la souffrance de son peuple, qui sait si bien ce qu’il convient de faire. Oui, elle le promet, elle restera mobilisée, elle « grèvera » aussi longtemps qu’on le lui demandera. Elle supportera sans broncher les privations, les heures de queue pour quelques gouttes d’essence, les rayons vides des petites boutiques d’alimentation encore ouvertes. Rien n’est trop dur, rien n’est trop héroïque pour la bonne cause, pour le salut du peuple, pour l’honneur de la Mutine.

[…]

Compte-rendu – Les Lettres françaises

La Mutine. Michel Herland est critique dramatique (sous un autre nom). En tant que tel c’est sans doute devenu chez lui une seconde nature que d’observer et d’analyser les événements qu’il est amené à voir et à vivre. Depuis une vingtaine d’années, Michel Herland, réside en Martinique où il a effectué une carrière d’universitaire et d’économiste, tout en pratiquant avec bonheur sa fonction de critique de théâtre. Il a donc imaginé de raconter par le menu l’histoire d’une île, double de celle de la Martinique, saisie par un mouvement social sans fin – on se rappellera les événements qui se passèrent en Martinique et en Guadeloupe en 2009 – et qui, épilogue excepté, et à quelques nuances près, fait naturellement penser à celui des Gilets jaunes… Cette île, Michel Herland l’a baptisée avec humour et tendresse (l’auteur y est désormais viscéralement attaché), la Mutine. Beau titre polysémique, car il est bien question de mutinerie, mais aussi de sensualité et de badinerie plutôt corsée et même sur la fin mâtinée de violence. Observateur attentif, le voilà qui nous décrit donc en brefs chapitres la mutinerie de l’île, passant d’un personnage à un autre, d’un camp à un autre, démêlant l’écheveau politique qu’il connaît parfaitement (il était aux premières loges en Martinique) notamment dans la relation avec la métropole, mettant au jour les difficiles (c’est un euphémisme) relations entre Blancs et Noirs. C’est vif et incisif, sans concession aucune et donc particulièrement effrayant. Michel Herland a l’art de narrer tout cela, apparemment à froid, virant même au polar avec apparition de tueurs venus des États-Unis et meurtres à la clé. Autant dire que le récit est haletant tout en restant toujours d’une grande justesse dans son analyse psychologique et politique.

Jean-Pierre Han.

In Les Lettres françaises, février 2019, p. 9.

Bonnes feuilles : Chapitre 1

Terres SainvilleLe repos des guerriers

Une pièce succinctement meublée au rez-de-chaussée d’une maison à un étage, aux Terres-Saint-Ville, le quartier le plus ancien de Port-de-France. Une pauvre maison, jadis habitée par une famille de la petite bourgeoisie de couleur, au temps de la colonie. Puis qui s’est laissée aller, comme ses voisines, quand la population du quartier a changé, les anciens propriétaires ayant déménagé vers de nouveaux quartiers, à la périphérie de la ville, mieux ventilés, avec vue sur mer. L’automobile est responsable de cette fuite, en rendant possible d’habiter plus loin, dans une maison confortable, avec véranda et jardin.

Comme la ville a horreur du vide, les maisons se sont divisées et remplies d’autres habitants, petites gens, gens de boutique (faisant commerce dans la pièce du rez-de-chaussée qui donne sur la rue), travailleurs manuels, domestiques, jeunes ménages désargentés. Avec l’arrivée des premières prostituées le quartier a acquis la mauvaise réputation qui est encore la sienne aujourd’hui.

Justin, dix-sept ans, en paraissant dix de plus, peau très noire, belle musculature qui ne lui a demandé aucun effort, allongé sur le lit, est le maître des lieux. Il deale un peu de crack, suffisamment pour s’affranchir de la tutelle maternelle en sous-louant cette pièce, une ancienne boutique de coiffeur, avec l’eau et les « commodités», dont il a fait sa tanière. Il est heureux. Il n’avait encore jamais connu une soirée comme celle-là, une soirée d’émeute.

L’information, partie d’on ne sait où, avait circulé pendant toute la journée : cette nuit, on casse tout ; on va leur montrer de quoi on est capable, nous aussi. Les vieux croient impressionner les patrons en brandissant des drapeaux rouges et en répétant indéfiniment, comme des moutons, les mêmes slogans contre l’exploitation ; les jeunes ont de meilleurs moyens de faire peur aux patrons. Quels patrons? ils ne savent pas, car ils n’ont jamais travaillé, sinon en francs-tireurs, et beaucoup d’entre eux ne découvriront probablement jamais ce que cela signifie de se lever avant le jour, cinq jours sur sept, pour rejoindre un chantier ou un bureau. Le RMI et un peu de débrouillardise pourvoiront au pain quotidien et même davantage.

La nuit devait être chaude. Justin n’a pas été déçu. Tous les copains cagoulés, les gendarmes en tenue de combat, le gaz lacrymogène, les voitures incendiées : c’était mieux qu’à la télé ! À propos de télé, justement, Justin – avec l’aide de son copain Firmin, lui aussi sur le lit, en train de s’occuper de Claire – ne s’est pas mal débrouillé, à en juger par la Sony flambant neuve qui est posé contre un mur : écran plat à plasma, 110 centimètres de diagonale ! Et il y a encore dans la pièce, depuis cette nuit un deuxième scooter, flambant neuf lui aussi.

Justin se dit que la richesse doit ressembler à ça : en beaucoup plus ! Justin entend Firmin qui s’escrime en soufflant fort et Claire qui gémit doucement. Il l’a déjà baisée tout à l’heure mais il est de nouveau excité. Il pousse un peu Firmin pour dégager la tête de la fille et lui mettre la queue dans la bouche. Claire commence à le sucer incontinent. Ils ont pris du crack, tous les trois, fumé un peu d’herbe. Comment refuserait-elle ? Et de toute façon, elle sait qu’il est le chef. Et de toute façon, elle ne dit jamais non.

Claire, quinze ans, est une très belle fille, la taille fine, les formes épanouies, un visage d’ange, et la peau dorée, la peau «sauvée» qui justifie son prénom. Claire ne sait pas combien elle est superbe. Elle voit le regard lourd des hommes posé sur elle, chargé de désir. Mais parmi les garçons qui ont couché avec elle – elle n’aime pas encore assez l’argent pour aller avec les vieux – aucun ne lui a dit qu’elle était belle. Elle n’a pas tenu le compte de tous ces garçons – elle n’a jamais été bonne en calcul et, de toute manière, elle ne voit pas à quoi ça pourrait lui servir – mais elle ne sait toujours pas ce que c’est que faire vraiment l’amour, pas plus que la tendresse, les fleurs, les sorties, les cadeaux. Elle se résume, pour les jeunes mâles qui lui sautent dessus, aux seins et aux fesses qu’on pétrit, au trou qu’on remplit, à la bouche qui avale.

Firmin, dix-huit ans, bien bâti lui aussi, plus costaud que Justin, en sait encore moins que Claire sur la vie. Il ressemble à un ange. Il ne connaît pas le mal. Hélas, pas le bien non plus ! Firmin ne sait pas vraiment lire ni écrire. Personne ne s’est donné la peine de le lui apprendre. Pas plus «défavorisé» que Justin ou Claire mais moins doué, ou alors des dons que personne n’a su, n’a eu envie de repérer, de cultiver. («On a tous nos soucis, n’est-ce pas? Ces gosses sont seulement notre gagne-pain, ne nous demandez pas l’impossible !»). Firmin est un animal que personne n’a dressé, tantôt gentil, tantôt méchant. On peut le faire marcher facilement, comme Claire, mais pas comme Justin.